Le fonds Ardouin comprend 16 vues stéréoscopiques prises entre 1889 et 1900 dans plusieurs lieux de l’Empire ottoman. D’un intérêt certain, reflets oubliés d’un monde qui s’ouvre à la mondialisation des techniques, ces photographies correspondent à la période où Émile Foucart, oncle de l’avocat bressuirais Paul Ardouin, accepte de diriger des « briqueteries Camondo à Constantinople » (Annuaire industriel de 1925, Gallica). Ces vues semblent avoir deux
objets principaux : elles mettent en scène la famille d’Emile Foucart, son épouse Jeanne, leurs filles, mais elles restituent également de manière précise les étapes de la fabrication des briques par des ouvriers. On peut faire ainsi l’hypothèse qu’Émile Foucart est l’auteur de ces photographies. Il n’apparaît pas sur celles-ci et aurait pu utiliser ce moyen pour transmettre en France des informations sur les différents aspects, à la fois familiaux, professionnels et documentaires, de sa vie en Turquie.
Fils du docteur Charles Foucart, Émile naît à Oiron en 1857 (décès à Vanves (92) en 1924). Il entre dans la prestigieuse Ecole Centrale des arts et manufactures de Paris en 1876, son père ayant obtenu une subvention départementale annuelle de 600 francs pour aider à son entretien, et sort de l’Ecole en 1879. Après avoir épousé Jeanne Joly en 1883, l’ingénieur s’associe avec son beau-père Jean Joly. Ce dernier a créé à Blois une importante manufacture de céramiques et de machines-outils. Il trouve dans son gendre un auxiliaire très précieux pour le développement de l’entreprise.
Fabricants de produits céramiques, Joly et Foucart sont également les auteurs de machines très innovantes : à broyer à cylindres, à malaxer à hélices, à mouler par filières, destinées à la production industrielle de tuiles, briques, poteries, tuyaux et céramiques de construction.
Les compétences de Foucart sont rapidement remarquées. Membre du jury à l’Exposition de Blois en 1883, il reçoit des diplômes d’honneur aux Expositions des arts décoratifs (1884), d’Anvers (1885) et d’Hanoï (1887). En 1889, son entreprise présente à l’Exposition universelle de Paris une série de machines particulièrement efficaces, dont un grand modèle de machine à étirer capable de produire 1500 à 2000 briques à l’heure.
En 1890, l’ingénieur Emile Foucart accepte donc la proposition qui lui est faite par les célèbres Camondo de diriger dans la région de Constantinople, à Kaaragaç, une manufacture de céramique. Surnommés les « Rothschild de l’Orient », les membres de cette puissante famille ont servi dès le XVIIIe siècle d’intermédiaire entre les dignitaires ottomans et les puissances financières européennes. Ils ont acquis une immense fortune, multipliant notamment les investissements en Turquie : immeubles de rapport, boutiques, usines, et briqueteries. Ils participent au XIXe siècle à la modernisation d’un quartier historique de Constantinople qui sera voué à la finance : Galata (aujourd’hui Karaköy), au nord de la Corne d’or. Foucart a très probablement noué des contacts avec cette famille lors de sa formation à l’Ecole Centrale de Paris, très populaire chez les Juifs ottomans qui comptaient plusieurs membres de leur communauté parmi les élèves, et qui favorisaient le recrutement des Centraliens dans leurs entreprises.
Portrait d’Isaac de Camondo (1851-1011), vers 1890 (Source : musée des Arts décoratifs). Fondé de pouvoir de la banque Camondo, il gère les innombrables sociétés familiales. Né à Constantinople mais vivant à Paris, il assume le lien entre le pouvoir ottoman et sa famille en acceptant d’être consul général de Turquie. Ses prodigieuses collections d’œuvres d’art, sa très riche collection de tableaux impressionnistes, notamment, seront léguées au musée du Louvre.
Les Foucart resteront quelques années dans cette région du monde : leurs filles Suzanne et Charlotte naîtront à Constantinople (Istanbul) en 1890 et 91, tandis que la dernière, Jeanne, naîtra en 1901 à Blois comme les trois sœurs aînées.
Les photographies de cette rubrique du Fonds Ardouin ne sont pas toujours faciles à localiser. Il semble que certaines aient été prises dans une zone côtière peu urbanisée, au relief relativement accidenté, sans doute non loin de Constantinople, tandis que d’autres se situent sans ambigüité dans la capitale de l’Empire. Nous avons choisi de ne présenter qu’une des deux vues de chaque plaque stéréoscopique pour faciliter leur lisibilité.
Note : sur ce sujet de la mondialisation des ingénieurs centraliens et en particulier le rôle joué par Foucart, voir l’article de Darina Martykánová, A Gateway to the World : Jewish and Armenian Engineers of Ottoman Background at the École centrale des arts et manufactures (1853-1923): https://journals.openedition.org/diasporas/718
Jeanne Joly épouse Foucart et ses cinq filles sur le seuil d’une maison rustique. Les trois aînées, dont deux jumelles, sont nées à Blois. les deux plus jeunes sont nées à Constantinople (Istanbul) en 1890 et 1891. Cette photographie a donc été prise aux alentours de 1895.
Jeanne Joly épouse Foucart et plusieurs de ses filles, sur le seuil de la même maison. Madame Foucart observe avec amusement un musicien ambulant qui regarde de son côté l’opérateur. Le musicien se penche vers son chien qui transporte un singe vêtu d’une veste et d’un bonnet. L’homme qui porte un tambourin, tient le singe enchaîné.
Charlotte, la plus jeune des sœurs Foucart, née à Constantinople en 1891, est assise sur un mur de pierres. Derrière le talus, on distingue une rangée d’arbres.
Les sœurs Foucart, vêtues de robes à carreaux et coiffées de chapeaux de paille. Une des deux aînées est montée dans un arbre.
Près d’une petite montagne, on retrouve la même maison de pierres construite de plain- pied. Tous les personnages regardent l’opérateur en souriant. Deux hommes coiffés de fez, boulangers ambulants, encadrent un petit cheval ou un mulet qui porte un imposant panier tressé. Au premier plan, un homme tient un grand sac de toile à moitié plein. Au second plan, un autre homme tient un grand pain dans sa main gauche. Avec sa main droite, il semble avoir distribué deux autres pains que Victoire et Émilie, sœurs jumelles aînées des Foucart, arborent fièrement. Madame Foucart se tient à côté d’elles.
Près d’une petite montagne, on retrouve la même maison de plain-pied en pierres, avec deux fenêtres à encadrements de briques. A gauche, on distingue un autre bâtiment près duquel paissent quelques animaux. La photographie met en scène les trois plus jeunes sœurs Foucart, Hélène, Suzanne et Charlotte. Hélène tient un petit chien en laisse. Charlotte transporte sa poupée dans une poussette.
Un barbier rase un homme assis à l’extérieur d’un bâtiment. Tous deux se trouvent devant une portion de mur en briques encadrée par deux grandes portes en bois.
Photographie prise devant la maison des Foucart. Il s’agit du portrait d’un Ottoman, qui porte un fez et des vêtements à la mode européenne, et tient un parapluie dans sa main gauche. Sous le règne du Sultan Mahmoud II, au début du 19ème siècle, la mode européenne a progressivement remplacé les vêtements traditionnels, s’imposant comme un signe d’appartenance aux classes émancipées de l’Empire.
Un vieil ouvrier, sous le regard d’un homme qui semble jouer le rôle d’un contremaître, transporte un tas de terre dans sa brouette. La zone d’extraction s’étend derrière lui, délimitée par des planches en bois. En arrière-plan, à droite, on distingue des bateaux sur l’eau, et, au fond, devant les petites montagnes, un aménagement portuaire constitué de baraques en toile.
Le long du quai au premier plan se trouve amarré un long bateau à fond plat. Dix hommes sont à bord, dont quatre sont coiffés de fez, et les autres de turbans. Les deux brouettes ont servi à transporter la terre depuis la rive, terre qui a ensuite été pelletée par quatre ouvriers au fond du bateau. Deux grandes planches ont été disposées pour permettre le chargement. Trois des hommes qui portent le fez et sont couverts d’un long manteau semblent surveiller les autres. L’homme à gauche, tenant la corde, accroupi, est sans doute le pilote. À l’arrière-plan, devant un horizon de collines, on distingue le même aménagement portuaire que dans la photo précédente.
Un jeune ouvrier coiffé d’un fez transporte de la terre dans une brouette. Derrière lui, d’autres brouettes sont alignées le long d’un baraquement. A droite, en arrière-plan, des formes aux reflets métalliques pourraient évoquer une machine-outil à étirer, destinée à la fabrication industrielle de briques, et dont Foucart était un spécialiste.
Un bâtiment de la manufacture. deux hommes encadrent un petit âne, probablement pour le charger de briques. En arrière-plan, un imposant mur de briques termine la perspective de la ruelle.
La photographie représente un petit aménagement portuaire, très probablement en lien avec la manufacture dirigée par Emile Foucart. A gauche, on distingue un imposant tas de briques qui est stocké sur la rive. Une cabane en bois, à laquelle on accède par un escalier, se prolonge par un ponton couvert d’un toit sommaire dissimulant un treuil. Les deux bateaux qui sont accostés sont utilisés comme moyens de transport. Il semble que l’opérateur saisit le moment où l’on est en train de descendre un tas de briques posées sur un plateau à l’aide d’un filin, tandis qu’au fond du bateau des ouvriers s’affairent pour les réceptionner.
Cette photographie de la même série représente probablement un village ottoman, non localisé.
Constantinople, vue panoramique de la Corne d’or. Les deux images, qui se complètent, mettent en valeur l’architecture des bâtiments avec les toits couverts de tuiles, ainsi que la forêt des mâts sur le port. La mosquée Süleymaniye, avec ses quatre minarets, domine le paysage. La ville est alors en pleine période de modernisation, sous l’influence d’entrepreneurs et de banquiers. La photographie est prise depuis le quartier de Galata où la famille Camondo avait fait construire de nombreux immeubles, boutiques, usines, et … briqueteries, activité alors d’un excellent rapport.
La façade du Lycée Notre Dame de Sion, à droite, sur l’actuel boulevard de la république à Istanbul, dénommé Cumhuriyet Caddesi. On distingue en arrière-plan la façade baroque de la cathédrale du Saint-Esprit, principal édifice de la ville consacré au culte catholique romain. De l’autre côté du boulevard, la façade d’un bâtiment militaire et dans le lointain, les arbres du cimetière arménien, aujourd’hui détruit. Le lycée Notre-Dame de Sion est encore aujourd’hui un prestigieux établissement francophone, le premier à avoir accueilli des jeunes filles sous l’ère ottomane, dès 1856. Cette photo représente donc très probablement le lieu où les demoiselles Foucart étaient scolarisées.
Retour en France avec cette vue générale de la ville de Blois, depuis le site de l’actuelle rue Robert et Florimond. Emile Foucart vécut à Blois avant et après son expérience ottomane. Il y dirigea une importante manufacture de produits céramiques avec son beau-père, Jean Joly. L’auteur de la photo peut être lui-même ou son neveu Paul Ardouin, puisque ce dernier a longuement séjourné dans cette ville. À gauche se dessine la silhouette de l’aile Gaston d’Orléans du château, et au centre, celle de l’Église Saint-Nicolas avec la tour Sud restaurée. Notons que le grand-père d’Emile Foucart, Emile-Victor-Masséna, doyen de la Faculté de droit de Poitiers, fit en 1834 une description remarquée du château de Blois dans la revue de la Société des Antiquaires de l’Ouest dont il était cofondateur.
1902. Jeanne Joly et ses six filles : les jumelles Victoire et Émilie, Hélène, Suzanne et Charlotte, toutes deux nées à Constantinople, et la dernière, Jeanne, née à Blois le 2 décembre 1901. Le petit garçon, habillé à l’ottomane, n’est pas identifié. Photographie peut être prise à Blois sur le site de la manufacture Joly-Foucart.